Le petit monde de l’extrême-droite états-unienne, avec ses politiciens qui servent les intérêts des milliardaires et qui se font élire en punissant de la manière la plus politiquement inhumaine possible toute forme d’émancipation des minorités LGBTQIA+, des femmes, des minorités ethno-raciales, etc., en diffusant des thérapies de conversion, en assimilant légalement l’avortement à un meurtre passible de peine de mort, etc. ; avec ses médias et ses électeurs qui, conscients d’être dépossédés et privés de leur pouvoir politique au profit de milliardaires consolidant le leur en se partageant un oligopole, élisent tout de même des candidats républicains qui satisfont leur désir de cruauté, présente à sa manière le déboulonnage de statues de suprémacistes blancs, acteurs du génocide des Premières Nations, gynécologues qui opéraient des femmes noires à vif, etc. avec le terme de « cancel culture ».

En quelques années, l’extrême-droite française l’a volontiers repris pour désigner l’annulation des meetings de M. Zemmour et des concerts de Bertrand Cantat : ainsi Mme Pécresse qualifie-t-elle dans un tract électoral et sans autre forme de procès « l’écriture inclusive, la réécriture de l’histoire de France, le wokisme » de « tentative de déconstruction de notre Nation ». Mais c’est également une partie du milieu scientifique qui a repris ce terme pour étudier (dans des travaux que je n’ai pas lus) un phénomène de harcèlement moral, qui a lieu sur les médias sociaux et qui déboussole un peu. La couverture médiatique de ce phénomène en ligne me paraît souvent déshumanisante et toujours silencieuse sur ses ressorts sociaux ; or les théories sociologiques, ainsi qu’un minimum de sens commun, me paraissent à même de les expliquer. Je tenterai de montrer que le harcèlement moral numérique est le fait d’une population jeune, dissimule une volonté individuelle d’intégration sociale en dépit d’une désaffiliation du socle de l’école républicaine, et tire son caractère autoritaire des réseaux sociaux numériques. À rebours des traitement médiatiques habituellement déshumanisants, j’affirme qu’il est nécessaire pour remédier à ce problème de restaurer chez ces délinquants les conditions d’exercice de leur citoyenneté.

Lorsque l’on crée son compte Twitter, l’interface nous invite à ouvrir le compositeur pour publier notre premier tweet. Deux choix s’offrent alors à nous :

  1. Nous pouvons considérer l’ouverture d’un onglet Twitter comme la première étape pour composer un tweet ; nous acceptons que Twitter prescrive l’activité “composer un tweet” comme une personne mineure accepte la tutelle d’un parent ou d’un prof. Comme cet élément d’interface a été décidé et défendu en réunion, j’en déduis que Twitter sait trouver son cœur de cible (« population marquée à la culotte ») chez les jeunes. En ouvrant un onglet Twitter, puis en publiant afin d’accéder à la sociabilité intense que l’on imagine au cœur de ce service, on suit le principe de boucle décrit dans le livre « Hooked: How to Build Habits-Forming Products » : un déclencheur extérieur (un hashtag à la télévision, une intégration dans le système d’exploitation…), une action de l’utilisateur, une récompense aléatoire, et un investissement de l’utilisateur (création d’un compte), qui donnent lieu à un déclencheur intérieur (« Et si vous rédigiez votre premier tweet ? »). Il s’agit d’une sorte d’exploitation d’une vulnérabilité cognitive apportée par le progrès technique : nous reproduisons les expériences satisfaisantes, c’est un principe relativement robuste, mais l’informatique a donné aux technologies de l’information et de la communication (signe, papier, internet) le caractère interactif de la vie quotidienne, le manque d’expérience pouvant amener à confondre les deux ; nous pouvons ainsi adopter un rapport fétichiste aux notifications, les voir comme un signe sans équivoque (littéralement binaire) de popularité. L’objectif est de nous inciter à regarder des pubs ; Twitter ciblant les jeunes, des milliers, voire des millions d’utilisateurs sont en échec scolaire. En parlant de sociabilité intense, je désigne le cœur de la société : son caractère sacré, incarné par ses membres les plus intégrés, et qui est dans les sociétés indifférenciées au commun des mortels ce qu’un dieu est à ses fidèles (Durkheim 1912). Je pense que si les « militants Twitter » commencent à utiliser ce site web en quête de sociabilité intense, ils n’en perçoivent pas le caractère sacré car ce rapport social à eux-mêmes a été détruit, et c’est de cet angle-là qu’il faut analyser en premier lieu leur soumission à des idéologies autoritaires.
  2. Considérer un compte Twitter comme un espace de publication, comme une chaîne YouTube, un blog, ou un compte ActivityPub. Ce qui implique d’ouvrir Twitter dans une nouvelle fenêtre, de poster quelque chose, et de fermer la fenêtre. (Mastodon aide à se passer de Twitter, à condition de désactiver son compte.)

Vis-à-vis de Twitter, la TL locale de Mastodon fait figure de killer feature : alors que la TL globale est un espace de publication, la TL locale, partagée par les membres d’une instance, fournit une métaphore de coprésence et permet de s’y socialiser. C’est plus précisément une killer feature pour des personnes victimes d’une oppression ou de violences telles qu’elles ont interféré avec, voire empêché leur socialisation, notamment dans un cadre institutionnel, (c-à-d.) familial ou/et scolaire.

Ce que l’on nomme en France la « cancel culture » désigne sur Twitter le harcèlement (moral) de producteurs de contenus jusqu’à ce qu’ils cessent de publier en ligne. Soulignons qu’une personne incorrectement ou non socialisée vit, dans le cadre scolaire alors lui-même défaillant, du harcèlement moral, et c’est peut-être même pour elle la forme souveraine de réalité. Ses pratiquants comme ses détracteurs ne qualifient pas moins cette agrégation de pratiques de « militantisme » car il se fait toujours au nom de la supériorité morale d’un groupe : or la morale n’est rien d’autre que la cohésion de notre modèle social, qui repose sur l’intégration de ses membres. Il ne s’agit pas d’assimiler l’ensemble des propos délictueux à des tentatives d’intégration d’élèves non ou mal socialisés par des institutions défaillantes, mais les « militants Twitter » me semblent engagés en toute bonne foi dans leur campagne de moralisation publique, souvent sans que les personnes oppressées ne leur aient demandé quoi que ce soit. Mais c’est une prise en charge ad hoc des besoins d’un individu mineur par et pour lui-même, autonome et solitaire, peut-être motivée par la plus extrême nécessité. Nul ne veut finir comme ces déchets braillant dans les transports en commun et dans la rue, une canette de bière à la main, des idées incohérentes opposant une forme de vertu individuelle à un ennemi collectif.

Or cette forme « militante » de harcèlement moral numérique n’est rien d’autre que l’agrégation d’expressions ostentatoires de vertu individuelle face à un ennemi collectif, s’agisse-t-il d’un système – mais toujours personnifié. Alors que l’internet rend possible une forme de coprésence, nécessaire pour être attentif à autrui et donc pour que la confiance des corps en coprésence et les idées qui circulent forment un ensemble, peut-être archipellisé mais qui permette tant d’être socialisé que de développer une culture1, socialiser sur une plateforme de publication sans métaphore de coprésence implique une babellisation où chaque abonné a des chances très réduites de communiquer avec n’importe quel autre, réduisant ce qui pourrait être l’une des nombreuses cultures émancipatrices nées de l’internet au rang d’agrégation de pratiques non-culturelle, et ne pouvant donc tirer sa cohérence que d’institutions.

La situation sur Facebook et Instagram vient appuyer cette analyse car les boutons « like », « j’aime », « fav », etc. sont des récompenses. Ils permettent de déterminer, et sont parfois délibérément utilisés pour déterminer qui a raison et qui a tort. Or les récompenses font partie du langage de la violence : si tu es récompensé, c’est que tu as raison, et si tu as raison, c’est que quelqu’un d’autre a tort, et mérite d’une certaine manière de souffrir2. Si des militants sur Facebook, à l’influence limitée sur les organisations militantes, utilisent les boutons « j’aime », « j’adore », etc. pour soutenir leurs « camarades », c’est notamment pour mettre leurs adversaires en garde : leur comportement, ou leurs prises de position, pourraient impliquer qu’ils méritent de souffrir.

Ce langage de la violence n’est évidemment pas l’apanage du militantisme : c’est le comportement que peut avoir n’importe quelle personnes se sentant appartenir, ou tentant d’appartenir à un groupe à travers l’opposition identitaire et culturelle à d’autres groupes. Ce mode de définition d’une identité de groupe dans l’opposition appelle, d’une part, aux émotions, et prendra d’autant plus de place que des sentiments de honte ou/et de culpabilité incorporés en empêcheront les mêmbres de développer affectivement leurs relations. Ce sentiment de compétition est par ailleurs entretenu par Twitter à travers des politiques de modération et des fonctionnalités visant à nous montrer plus de publicités. Ainsi la fonction de retweet avec commentaire peut-elle être utilisée pour entretenir le développement d’idées, rebondir de bonne foi sur une production, et y apporter des commentaires, des critiques, ses propres idées ; ou, et c’est le cas le plus fréquent, pour commenter publiquement les tentatives d’autrui de lancer une discussion avec ses abonnés. Or un tweet visant à interagir auprès d’une « communauté » (babellisée) d’abonnés est optimisé pour être le plus « social » possible – c’est-à-dire le plus sacré possible. Un retweet avec commentaire méprisant ou dégradant souille ontologiquement notre part sacrée, ce qui n’aide pas à se rendre compte de, à considérer celle d’autrui. Surtout lorsque l’on sait que les internautes fuyant en ligne une désintégration normativement entretenue peuvent confondre, par manque d’expérience, la dimension sociale et symbolique des informations sensorielles et celle des informations numériques : alors ils peuvent confondre leur besoin d’incorporation des normes sous-jacentes au langage comme interface – point de contact entre deux milieux – avec un besoin d’incorporation des normes sous-jacentes aux interfaces numériques alors naturalisées. 3

Je crois avoir montré que le harcèlement moral numérique ne saurait être réductible à une présentation hobbsienne de débordements permis par l’anonymat derrière les écrans vidant les individus de leur besoin de faire société, et découle au contraire de mécanismes logiques et intelligibles s’originant dans les institutions républicaines et les interfaces modelant les socialisations, les trajectoires de vies, et les normes de leurs usagers.


  1. C’est parce que les utilisateurs de Mastodon ont besoin de cette confiance qu’il faut vraiment modérer les espaces en ligne, instances Mastodon, groupes Facebook, etc. Les groupes Facebook mal ou non-modérés sont des espaces de violence, de dégradation performées ; les groupes Facebook bien modérés, comme le Neurchi de Ghibli, sont des espaces de socialisation sécurisants et stimulants. ↩︎

  2. Ce lien redirige vers un enregistrement d’un workshop de 3h donné à San Francisco par Marshall Rosenberg, docteur en psychologie. Je n’ai regardé qu’une demi-heure, mais cette vidéo est déjà en train de changer ma vie. ↩︎

  3. À destination d’un camarade de promotion qui m’a demandé comment développer le goût de la lecture avant de décrocher, ajoutons enfin que l’addiction aux réseaux sociaux numériques en général et à Twitter en particulier implique un changement constant de contexte et que la lecture d’un livre de cours, expérience puissante mais pour ce faire linéaire au possible, suscite un sentiment de manque, et de ce fait mais aussi car Twitter est un espace de compétition, de FOMO. ↩︎